Cinéma

Titane — Les pulsions fugitives

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Une étrange atmosphère pour une soirée de juillet sur la Croisette. Le calme azuréen d’une Méditerranée où scintillent les reflets du crépuscule cannois contraste radicalement avec ce qu’il se passe à quelques dizaines de mètres, dans un Palais des festivals rarement habitué à pareille électricité. Il faut dire qu’à son habitude, l’inusable Spike Lee n’entend pas faire comme les autres et s’apprête à désamorcer la bombe qu’il a lui-même fabriquée, entouré de ses fidèles acolytes – et de son nouveau grand ami, Tahar Rahim. Mais rien n’y fait, la machine est lancée et le choc n’en perd pas de sa saveur : Titane remporte la Palme d’Or. Au terme d’une année et d’une soirée chaotiques, le nouveau long-métrage de Julia Ducournau – son deuxième seulement – s’impose, contre toute attente, et transperce une assemblée peu habituée aux sacres du genre. Symbole, évidemment, sulfureux, légèrement, le film ne peut être réduit à la réputation ambivalente qui le précède déjà. Car Titane est plus que ça, beaucoup plus que ça. Titane est un éveil.

Lorsqu’on ressort de la salle, encore emprunté et déstabilisé par ce qui vient de nous être projeté à la figure, ne germe aucunement ce désir si courant de vouloir saisir toutes les dimensions de l’œuvre que l’on vient de contempler. La beauté létale de Titane, qui repousse les sentiers esthétiques explorés par Grave cinq ans auparavant, subjugue et n’invite pas, à l’inverse de nombreux films dits mindfuck – complexes à appréhender, parfois au point d’en devenir lénifiants – à une quête immédiate d’explications. Julia Ducournau ne justifie pas grand-chose dans ce film et ne commet pas à nouveau la peut-être unique fausse note de son précédent film, qui cherchait à trouver une raison au comportement de Justine. Titane se veut plus grand, et de ce fait, ne se conçoit pas autrement que comme, pour l’exprimer en ces termes prétentieux, un « geste de cinéma » d’une autre nature. Derrière une telle expression peut se cacher toutes sortes de choses et il est difficile de ne pas reconnaître que toute œuvre constitue en quelque sorte un « geste » de la part de son auteur. Mais ce film est différent : Ducournau y affine, y esquisse très précisément ce qui sera désormais son style. C’est peut-être ça la définition même de ce fameux geste. Organique, violent, renversant, le cinéma de la jeune cinéaste dynamite, et Titane n’en est que la mèche. On peut légitimement se demander quels chemins elle va emprunter après, si les sirènes de la terre de ses idoles vont avoir raison de son attachement au cinéma qui l’a vu naître, mais pour l’heure, en attendant la déflagration prochaine, venons-en au film.

Bien que Julia Ducournau en ait marre d’entendre parler de « genre » à chaque fois que l’on parle de son œuvre, difficile de ne pas ranger Titane dans cette vaste catégorie. On pourrait benoîtement dire que le film est inclassable, mais ce serait au mieux de la paresse, au pire une méconnaissance profonde du terreau même sur lequel prend forme le long-métrage. Car Titane est un film de genre, digne héritier des maîtres qui ont inspiré sa réalisatrice – de Cronenberg évidemment à Carpenter – mais un film de genre français. Non pas qu’il soit une première ou une exception – Aja, Laugier, Gens ou même Carax dans un genre pour le coup radicalement différent, en sont la preuve – Titane impressionne en ce qu’il est un étrange cocktail, aux confluents de deux mondes très éloignés. Ses thématiques, particulièrement actuelles, et son essence première le projettent dans une dimension nouvelle, mêlant construction dramatique viscéralement française, regards sur des faits sociaux purement contemporains et héritage stylistique anglo-saxon. Là réside la force d’une œuvre qui devient spéciale et puissante, inoxydable.

Porté par un Vincent Lindon virtuose, phénix désabusé en quête d’affection, et par une Agathe Rousselle époustouflante, poussant à son paroxysme l’ambivalence de son personnage, le propos de fond du métrage se veut pourtant loin de toutes les préoccupations complexes discutées depuis des jours. S’il ne devait subsister qu’un mot pour traduire Titane, ce serait amour. Le film ne parle pas exclusivement de cela bien sûr, et explore par ailleurs tout un ensemble d’enjeux passionnants autour de la quête d’identité, du rejet des autres, de la différence tout simplement. Mais ce qui ressort de l’œuvre, au-delà des rebondissements bien sentis et des fulgurances visuelles, c’est ce sentiment insaisissable dont il ne sert à rien de parler pendant trop longtemps au risque de n’en affaiblir la beauté. La justesse de l’écriture de Ducournau, et la force tragique que lui donne l’interprétation de chacun des comédiens, éclate finalement peut-être encore plus que la mise en scène impressionnante de la réalisatrice. L’irrépressible besoin d’aimer, plus que d’être aimé peut-être, est ce qu’il y a de sublime, subtilement masqué par la grandiosité et l’éclat d’une œuvre que certains trouveront prétentieuse. Il y en a toujours pour se cacher derrière ce genre de considérations lorsqu’on les confronte au génial, à un génial qui ne leur convient pas. Tant pis, Titane aura eu le mérite de réveiller les tristes hyènes amoureuses de l’aseptisé et rien que pour ça, on peut lui dire merci.

Loin d’être parfait, et c’est ce qui en fait sa beauté, Titane est une expérience d’une intensité rare, un hurlement qui ne pouvait être contenu plus longtemps, une ode à ce qu’il reste quand il n’y a plus rien. Palme d’Or historique, symbole malgré lui, il laissera une trace indélébile dans l’esprit et le corps de chacun, réveillant au plus profond de notre être des choses enfouies, méconnues. L’estomac noué, la gorge serrée, les yeux mouillés peut-être, l’heure est venue de laisser entrer les monstres.

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