Cinéma

Residue – La dernière fois, le feu

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Alors que surgissent à nouveau les vieux démons d’une Amérique brisée, Residue, le premier long-métrage du cinéaste américain Merawi Gerima, assume l’héritage d’un temps rythmé par l’indignation et la révolte. Indubitable écho à Black Lives Matter, ce portrait du quartier nouvellement gentrifié d’Eckington, où a grandi le réalisateur washingtonien, se veut à la fois humblement autobiographique et porteur d’un propos qui dépasse largement le simple cadre spatio-temporel dans lequel il s’inscrit. Residue est la naissance onirique et vindicative d’un auteur, où se mêlent délicatement l’intimisme et l’ambition émancipatrice.

En pleine écriture de son film, Jay, jeune artiste installé en Californie, revient dans le quartier qui l’a vu grandir, Eckington – désormais dénommé NoMa par les nouveaux habitants – et tente d’y puiser ce qui sera la moelle de son projet. Mais l’atmosphère a changé et il se sent désaxé devant la gentrification progressive d’un quartier qu’il ne reconnait plus et qui ne le reconnait plus. Alors que se forme un incendiaire mélange de sentiments, de l’incompréhension à la colère, ses anciens amis et ses parents ne saisissent pas complètement ce qui l’empoigne et le déstabilise jusqu’à le faire douter de lui-même : celui d’être un étranger en son propre chez-soi

Archétype du premier film, en ce qu’il dénote une ambition formelle évidente et relève de l’autobiographie, Residue est d’une audace créative rare. La puissance principielle de l’œuvre réside dans le choix de Gerima de se focaliser littéralement sur un lieu spécifique, représentatif de dynamiques sociales et urbaines omniprésentes dans les métropoles américaines. Essentiellement inspiré de segments de sa propre existence et de celle de son entourage, le premier long-métrage du cinéaste s’adresse, selon ses dires, en premier lieu à la communauté qu’il dépeint. Mais, volontairement au vu des images extraites des manifestations qui ont secoué les Etats-Unis ces dernières années, le film a une seconde lecture, bien plus ambitieuse et ancrée dans chaque plan du film, et devient un étendard des luttes sociales qui animent un pays en proie à des fractures profondes.

Ce caractère sous-jacent, inhérent à pareille proposition, n’est pourtant pas l’élément caractéristique d’une œuvre qui atteint le sublime en capturant une dimension nouvelle, inexplorée de la révolte : l’après. Car c’est bien de cela dont parle Residue, pendant près de quatre-vingt-dix minutes, de la sensation étrange, à mi-chemin entre l’apaisement et le désespoir, qui saisit celui ou celle qui regarde en arrière au sortir d’un combat inachevé. Jay, alter-ego de Merawi Gerima, est un personnage torturé par son environnement, dehors qui transperce son intérieur, jusqu’à sa chair au contact de la mort de l’autre, mais qui se trouve impuissant, qui ne peut rien face à un monde qui se dérobe sous ses yeux. Le réalisateur fait preuve ici d’une justesse rare, que l’on retrouve dans l’errance propre aux premiers films de Jim Jarmusch – et à l’excellent Paterson plus récemment – en y ajoutant le caractère actuel et vindicatif d’enjeux sociaux intenses. Cette filiation, peu évidente de prime abord, confirme le potentiel impressionnant du jeune cinéaste qui réussit, dès son premier film, à saisir le réel en le sublimant par l’audace d’une mise en scène et d’une direction d’acteur pour le moins singulière et authentique.

Les innovations visuelles que distille le métrage par intermittences transcendent un scénario qui pourrait paraître relativement modeste pour lui donner une force latente d’une amplitude rare, jusqu’au climax du film, où se réveillent la brutalité et la violence d’une Amérique qui, comme dépeint dans le Blindspotting de Carlos Lopez Estrada – dans lequel ce dernier traite de problématiques similaires avec une véhémence plus marquée –, a les nerfs à vif. La photographie, cette teinte orangée qui donne la dimension onirique du film, a un effet notable sur le spectateur, en ce qu’il éloigne de la dureté de la réalité pour mieux l’y replonger, avec un contraste décuplé, lorsque celle-ci rejaillit. Cette réalité, c’est celle d’une Amérique qui ne parvient pas à soigner ses blessures, qui ne chassera pas de sitôt de vieux démons qui reviennent sans cesse la tourmenter.

Œuvre personnelle au possible et véritable emblème d’une communauté en proie à des mutations profondes qui ne font que crisper des esprits déjà taraudés, Residue est un premier film important, en ce qu’il laisse entrevoir de belles promesses et raconte – avec une justesse unique – un monde qui change, peut-être à un rythme trop effréné, un monde qui n’attend pas et qui en laisse au bord de la route. Merawi Gerima rend hommage aux siens, et, sans nécessairement en avoir conscience, à des millions d’Américains qui luttent, sans répit, avec une vigueur admirable, depuis très longtemps déjà, mais toujours accrochés à l’espoir d’un jour, bâtir une société plus juste et apaisée, où les démons du passé ne seront plus que de mauvais souvenirs.

« D.C. still ours »

8.5

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