CinémaConfineMOWCritiques

Alphaville : les larmes de la révolte

0

Quand on pense « Nouvelle vague », les premières images qui nous viennent à l’esprit n’ont naturellement pas grand-chose à voir avec la science-fiction. Pourtant, le neuvième long-métrage de Jean-Luc Godard, Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution, s’inscrit pleinement dans ce genre, encore injustement méprisé par l’intelligentsia artistique lors de sa sortie en 1965. Lauréat de l’Ours d’or la même année, ce film étrange, à la fois empreint d’iconoclasme et empli de références, possède une place à part dans la filmographie de son auteur, et peint, avec un savoir-faire remarquable, les maux d’une société peut-être pas si éloignée de la nôtre, en dépit des années-lumière.

Lemmy Caution, agent secret au caractère bien trempé que Godard emprunte à son créateur, le romancier Peter Cheyney, se rend à Alphaville, mandaté par les « pays extérieurs », mystérieuse entité qui cherche à mettre à mal le professeur von Braun, véritable tyran de la cité en question. Il y a en effet éradiqué toute forme d’émotion, notamment grâce à l’aide du superordinateur Alpha 60, qui coordonne la coercition dans cet état aux allures totalitaires. Caution, l’irascible séducteur se met alors en quête de ce fameux professeur et croisera sur son chemin sa fille, Natacha von Braun…

A mi-chemin entre film d’espionnage, science-fiction et tentative expérimentale, Alphaville se veut être l’occasion pour l’effronté réalisateur franco-suisse de laisser, une nouvelle fois, parler sa caméra pour tenir un propos de fond sur la marche du monde. Car comment prétendre faire de la science-fiction sans prendre position ? S’inscrire dans un tel genre n’est pas un choix anodin et témoigne d’une envie certaine de caractériser, à travers l’univers dystopique de cette cité sans sentiments, où le simple, et pourtant si humain, fait de pleurer n’est plus envisageable, les sociétés soumises à des régimes autoritaires. Enjeu intemporel donc, et on ne peut plus actuel, tant des formes nouvelles d’asservissement fleurissent à mesure que nous nous engouffrons dans la spirale infernale de l’histoire. Le rapport à la technologie, explorée par Godard dans le film, constitue par exemple une de ces préoccupations majeures. Mais ne nous égarons pas : Alphaville n’est pas qu’une simple allégorie vue et revue du totalitarisme. Le long-métrage analyse précisément les ressorts du fascisme en ce qu’il dénature l’homme, en ce qu’il détruit tout ce qui fait que l’humain est humain. Faire disparaître toute forme d’émotion est un projet hautement diabolique et von Braun, interprété Howard Vernon, finit par réduire les habitants de sa cité en de banals monstres.

En poursuivant son exploration dans cette ville tentaculaire, somme de l’inhumanité, sous certains aspects, des mégapoles contemporaines, Jean-Luc Godard invite à une réflexion sur le Bien et le Mal. En relative rupture avec l’approche de la rhétorique de von Braun et de son superordinateur, ces nouvelles considérations d’ordre morale parachèvent de donner une dimension particulière au scénario de l’auteur révolutionnaire qu’est Godard. Car la révolution est partout dans son film, que ce soit dans l’intrigue donc, qui lui sert de terreau à un développement quasi-philosophique de certaines thématiques qui lui sont chères, ou dans la réalisation, audacieuse et avant-gardiste qui caractérise l’œuvre du cinéaste franco-suisse.

Adepte d’un cinéma qui ose et qui cherche à briser les codes de la création, Godard ne pousse pourtant pas, en 1965, sa mise en scène dans la radicalité qu’on lui connaîtra par la suite. Et si l’usage du négatif, notamment dans le dernier quart du film, constitue par instant une réelle prise de risque, Alphaville n’est sans doute pas l’œuvre la plus subversive et expérimentale de son auteur, sans pour autant qu’elle soit le résultat d’un conformisme paresseux ou d’une lâcheté crasse. Parce que l’écriture du film est déjà suffisamment forte pour qu’il n’y ait pas besoin d’ornements extravagants. Ce qui marque l’esprit du spectateur à la sortie du visionnage, c’est avant tout les phrases fortes, les références soigneusement choisies mais nombreuses – à Eluard, Nietzsche, Céline, Borges et inévitablement Orwell – et l’atmosphère sombre, pesante qui résulte pour le coup d’un véritable talent de mise en scène et de mise en forme de Jean-Luc Godard. Il offre à Eddie Constantine et Anna Karina un univers suffisamment élaboré et pourtant paradoxalement tourné en décors réels – élément assez rare dans le genre science-fictionnel pour être souligné – pour qu’ils puissent donner une épaisseur intéressante à leurs personnages, dans ce Paris nocturne sublimé par la bande originale de Paul Misraki.

Souvent méprisé et réduit à un exercice de style, Alphaville est un objet cinématographique à part certes, mais reste surtout une somptueuse ode crépusculaire à la libération et à la beauté du langage. Née de l’inspiration d’un cinéaste toujours désireux d’aller à contre-courant, de proposer une alternative à l’ordre en place et de défendre les marginaux, le long-métrage, nous laisse à voir une ville plongée dans une nuit éternelle qui oppresse mais qui reste le lieu de l’amour. Car, même au cœur des ténèbres, les esprits libres ne cesseront de briser leurs chaînes.

 

« Vous allez devenir quelque chose de pire que la mort, vous allez devenir une légende, Monsieur Lemmy Caution »

 

Disponible sur Netflix.

8

Palm Springs – Facilement consommable

Previous article

Mangrove & Lover’s Rock : le souffle des damnés

Next article

Comments

Comments are closed.

Login/Sign up