Critiques

Carlito’s Way – La tragédie cinématographique par excellence

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Dans un de ses entretiens, Brian de Palma parle de ses influences au cinéma, et mentionne notamment Hitchcock : dans ses thrillers comme CarriePulsions et Obesssion, ou même plus indirectement dans des séquences de films d’action comme Les Incorruptibles ou Snake Eyes, on retrouve le suspense du maître du genre. De Palma évoque notamment quelque chose qui selon lui, donnait toute la force aux films de Hitchcock. Cette force réside en effet dans la capacité du film à créer des personnages attachants, pour leur caractère, leur personnalité ou leur trajectoire, pour ensuite les tuer au dénouement du film, brisant le lien qui existait entre le spectateur et le personnage auquel il s’était attaché, évoquant des sentiments de tristesse ou de colère, provoquant ainsi l’effet cathartique du cinéma. De Palma reprend cette force et la renouvelle dans L’Impasse, une œuvre magistrale basée sur une grande idée : la construction rétrospective d’une tragédie dans laquelle Carlitos devient la victime du destin. Car la vraie question du film est, selon moi, la suivante : peut-on échapper à son destin ?

La première séquence du film révèle immédiatement le dénouement – on voit Carlitos blessé, dans une gare de train, couché sur un lit, étant amené dans une ambulance. Tout cela est montré dans un slow motion accompagné d’un mouvement de la caméra qui inverse l’image de 180 degrés, brouillant les repères spatiaux-temporels du spectateur. La séquence est en noir et blanc, l’absence de couleurs s’assimilant à la vie qui abandonne progressivement notre héros. Puis la séquence se termine avec Carlitos qui regarde, mourant, une publicité où est écrit « Escape to Paradise ». Ce panneau publicitaire, qui est le seul élément dans la scène en couleurs, attire l’attention de Carlitos, qui fige son regard dessus. 

De Palma utilise un procédé cinématographique qu’on aura déjà vu dans des films comme Casino de Scorcese ou Usual Suspects de Bryan Singer– débuter un film par la fin, pour captiver le spectateur et susciter son envie de comprendre ce qui a mené vers ce dénouement. Ce procédé est la première étape de la construction de l’attachement du spectateur envers Carlitos. Car le spectateur ne ressent rien, à part de la curiosité, quand il regarde la première séquence. Et le film ne sera réussi, si et seulement si, l’effet provoqué est totalement différent au moment où le spectateur regarde de nouveau cette séquence à la fin du film.  

Carlito Brigante (Al Pacino) est un portoricain incarcéré pour des supposés crimes qu’il a commis dans le passé, qui est acquitté grâce à l’aide de son avocat, David Kleinfield (interprété de manière surprenante par Sean Penn, qu’on reconnaît à peine avec sa nouvelle chevelure). Une fois sorti de prison, Carlito est en quête de rédemption. Il ne veut plus vivre son ancienne vie de criminel, il ne veut plus se battre dans la rue, il veut trouver la paix intérieure. Et pour cela, il n’a qu’un seul objectif : récolter 75.000 dollars, en gérant une boîte de nuit légalement, pour ensuite pouvoir s’enfuir à Paradise Island, où un ami lui a proposé une offre d’emploi en tant que locateur de voitures. Carlito cherche à fuir son passé, mais son passé semble ne pas vouloir le lâcher. Car son meilleur doit se débarrasser de dettes colossales qu’il doit à un mafieux italien, Tony, après que ce dernier a découvert que l’avocat lui a volé une somme colossale d’un million de dollars. Car un nouveau joueur, Benny Blanco, cherche absolument la reconnaissance de Carlito pour se lancer dans ses activités criminelles. Car une des clés majeures de la rédemption de Carlito, Gail, son ancienne copine, lui prévient plusieurs fois qu’il n’a pas changé et qu’il est en train de tracer son chemin vers son tombeau. Car Carlito, malgré lui, ne réussit pas à s’échapper au Paradis. L’Enfer est là pour le poursuivre jusqu’à son tombeau. 

La grandeur de ce film réside tout d’abord dans une alternance de séquences festives, de séquences d’actions, de séquences de tension et de suspense et de séquences romantiques. D’une part, l’enchaînement et l’alternance de ces séquences cherche à donner plusieurs couleurs au film afin d’éviter de tomber dans une monotonie continue. Cet enchaînement contribue à un dynamisme dans la narration qui captive le spectateur. D’autre part, dans n’importe quel type de séquence, Brian de Palma révèle son génie en parvenant à susciter l’émotion cherché en utilisant quelques procédés cinématographiques. Fortement influencé par Hitchcock, au moment des séquences de suspense et d’action, par exemple, il accélère la vitesse d’enchaînement de plans où la caméra zoome sur les yeux des personnages qui se rendent compte que quelque chose va pas où dans des détails qui annoncent qu’une scène d’action va se déclencher. À cela, on ajoute des musiques qui deviennent de plus en plus rapides en synchronisation avec l’accélération de l’action, jusqu’au déclenchement de l’action – et notamment des échanges de tirs – où les plans s’enchaînent rapidement. Presque pas besoin d’effets spéciaux pour produire du vrai suspense et de l’action frénétique. La séquence finale d’action du film, la course-poursuite entre les mafieux italiens et Carlitos, est un exemple brillant d’une séquence de dix à quinze minutes d’action frénétique, où l’orchestre produit une musique qui mêle espoir et désespoir alors que les plans-séquences suivent les personnages et poussent le spectateur à croire que du sang sera versé jusqu’au moment où un aléa vient interrompre l’action et permet au spectateur de souffler pendant quelques secondes. 

Cette construction séquentielle du film est aussi avant tout au service du deuxième élément encore plus important qui justifie la grandeur de ce film : l’évolution psychologique et la trajectoire de Carlito. En effet, au fur et à mesure que le film avance, le spectateur commence à être de connivence avec le personnage principal. Ce dernier est coincé en effet entre son attachement pour son ami David qui le mène clairement de nouveau dans des chemins sombres, son amour pour Gail qui cherche à le sortir de son passé obscur et sa nouvelle éthique de ne plus tuer sans raison et ne plus se faire craindre dans les rues. L’entremêlement de ces trois relations de Carlito, avec son ami, son amante et son éthique, le plongent dans une véritable impasse. 

Deux évènements scelleront la tragédie de Carlito : le moment où il refuse de tuer Benny Blanco à la sortie de sa boîte de nuit quand ce dernier ose défier Carlito et David, et le moment où il refuse de tourner son dos à son meilleur ami quand ce dernier lui demande de l’aide pour aider le mafieux Tony à s’enfuir de sa prison. Car à ces deux moments, Carlito se conforme à des nouveaux idéaux sans être réaliste, et il prend des décisions lourdes en conséquence pour son avenir. Son entourage, son environnement, son passé l’empêchent de trouver une rédemption, il est condamné avant même de chercher sa rédemption car il ne peut pas fuir qui il est. Et dès qu’il essaye de le faire, Carlitos ne peut que trouver du désespoir. Et cette incapacité à fuir le destin, renforcé par ce faux espoir que Carlito a quand il apprend que Gail sera maman et que lui il sera papa, ce mirage vers Paradise Island, vers un paradis dont les portes lui seront éternellement fermées, c’est ce qui fait que le spectateur s’attache à Carlito. Car on comprend derrière cette histoire la volonté de l’être humain de lutter contre son destin, on voit derrière Carlito un Sisyphe qui essaye de rouler une pierre jusqu’au sommet de la montagne, espérant pouvoir enfin mettre fin à sa torture. On voit l’individu qui a divorcé avec un monde qui lui est devenu totalement étranger. 

Carlito est en fait l’anti-héros moderne. Et après une incroyable séquence d’action finale, où l’on ne pensait pas que Carlito allait réussir à échapper aux mafieux italiens, au moment où l’anti-héros retrouve Gail devant le train, que tout semble finalement bien se finir pour lui, où la porte vers le Paradis se trouve à deux pas de lui, quelqu’un prononce « Remember me ? ». Benny Blanco, que Carlitos n’avait pas tué, sort un flingue et tire sur Carlito, qui s’effondre par terre, dans les bras de l’amour de sa vie. Et là, quand on espérait finalement que Carlito allait mériter le Paradis qu’il espérait tellement obtenir, on retourne au début du film. Les couleurs sont présentes, et on zoome progressivement sur les yeux de Carlito, qui dit qu’il aura tout fait et qu’il est désolé. C’est à ce moment que le spectateur s’effondre et a une véritable compassion pour notre anti-héros. Et voilà la clé de la grandeur du film. On s’assimile à l’homme absurde repris par De Palma qu’on voit mourir sous nos yeux. Et le film se termine avec un zoom sur l’affiche Escape to Paradise, en couleurs, avant que les silhouettes en noir ne commencent à danser au son d’une musique romantique.

Cette séquence finale scelle la grandeur d’un film qui ne peut pas laisser le spectateur indifférent. Brian de Palma révèle selon moi son génie dans probablement sa plus grande œuvre de tout son cinéma. Le destin triomphe sur l’homme qui ne peut échapper à sa condition humaine. Carlito aura tenté. L’effort ne récompense pas car le monde est absurde. Forme et contenu s’associent parfaitement pour laisser à l’histoire un chef-d’œuvre du cinéma.  

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