Cinéma

La Fracture — Le visage de la France

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Un éclair dans le brouillard, un joyeux orage après la grisaille. Quelques minutes seulement après la première du très attendu Benedetta de Paul Verhoeven, le public cannois, déjà émoussé par le rythme effréné du festival, ne sait pas à quoi s’attendre en gravissant en vitesse les marches rouges, en direction du Grand Théâtre Lumière. Il faut dire qu’un long-métrage mêlant crise des Gilets jaunes et déliquescence de l’hôpital public, au casting sympathique certes mais pas grandiose sur le papier, a de quoi rebuter le petit monde qui se présente alors dans la salle, bien loin pour la plupart des problématiques soulevées par le synopsis. Et pourtant, dès l’irruption de l’équipe du film, un sentiment étrange se dégage, une paradoxale légèreté envahit un auditorium apprêté à encaisser une fresque sociale pompeuse. Il n’en sera rien, car La Fracture est une œuvre à la fois juste et vindicative, empreinte d’une saine colère qui déplaît déjà apparemment aux chiens de garde de l’ordre en place mais qui représente à merveille une France brisée, abandonnée, fracturée mais au bout du compte, terriblement humaine.

Le temps d’une soirée, d’un moment capturé dans le flot incessant d’un festival qui ne s’arrête jamais, Catherine Corsini a réussi à plonger le millier de spectateurs présents dans un état spécial, aux confluents de l’hilarité et de la compassion, de la tendresse et de la colère. Devant la nuit infernale que connaissent le teigneux Yann, gilet jaune blessé par les forces de l’ordre, l’extravagante Raf et sa compagne Julie, et surtout la vaillante Kim, infirmière se démenant pour accomplir son devoir au cœur du chaos, il est en effet quasiment impossible de rester insensible, tant les enjeux couvrent forcément une inclinaison qui est personnelle au spectateur. C’est d’ailleurs peut-être là la force première du long-métrage, plus que son parti pris politique qui ne fait pas beaucoup de doutes – encore moins après avoir vu la conférence de presse de l’équipe du film, pour le moins envenimée. Car les protagonistes sont assez brillamment interprétés – mention spéciale à Valéria Bruni-Tedeschi qui crève littéralement l’écran et impressionne, toujours au bord de la rupture mais délicieusement juste, dans le rôle de Raf – et surtout caractérisés à merveille. Ils ne sont pas fonctions du récit, véritable écueil scénaristique qui gâche le potentiel de nombreuses œuvres, mais le construisent eux-mêmes, en ce qu’ils sont, avec une énergie presque naturelle. L’incarnation parfaite de chacun d’eux, due notamment à une direction d’acteur maîtrisée à la perfection par la réalisatrice et à ce quelque chose de frais et de puissant qu’offrent les interprètes non-professionnels, membres du personnel soignant, donnent une dimension nouvelle à un film qui se trouve être, malgré un fourmillement inhérent à sa thématique centrale, un geste de cinéma d’une netteté rare.

Ce que parviennent à proposer Catherine Corsini et toute la troupe qu’elle emmène avec elle dans cette aventure haute en couleurs ternes, dans cette odyssée douce-amère aux tréfonds d’une France qui va mal mais qui subsiste, munie de son plus bel arsenal pour lutter contre un destin aux allures de fatalité, relève du tragique. Il y a quelque chose de dramatique dans l’atmosphère qui se dégage à chaque instant de cette œuvre, une unité temporelle et spatiale qui la rapproche d’un classicisme auquel elle ne saurait prêter allégeance. Fuyant, le film de la cinéaste française échappe aux catégorisations traditionnelles et l’expression « comédie dramatique » ne lui correspondrait que partiellement. L’affubler d’un tel caractère ne serait que l’affaiblir, parce que dans La Fracture, les rires ne sont que des respirations dans le chaos permanent qui règne au sein de l’hôpital périclitant où se retrouvent et se découvrent les personnages.

Cet hôpital, à l’heure où une crise sanitaire sans précédent térèbre le monde entier, nous rappelle que ça n’allait déjà pas très fort avant et devient le ténébreux théâtre de moments de tension sans égal, d’amitié naissante, de partage, d’amour et de petits énervements. Des parcelles d’existence, rendues telles quelles à l’écran, sans artifices, sans allégories malvenues. C’est là la chair même d’une œuvre singulière, d’un cinéma social qui n’en est pas un. Catherine Corsini aurait pu prendre sa caméra, un soir d’hiver 2018, les chaussures tâchées de sang suite à un samedi de mobilisation agité, et pénétrer dans cet hôpital où chacun se dévoue, donne de soi-même, parfois ce qu’il a de plus cher, pour sauver ce qu’il reste à sauver ; et si elle l’avait fait, le rendu n’aurait pas été très éloigné de cette œuvre sublime qu’est La Fracture.

On pourrait s’épancher des heures sur un film riche, qui déploie des questionnements si nombreux et passionnants sur la société française mais surtout sur toutes celles et ceux qui la composent, mais ce ne saurait remplacer l’expérience que constitue son visionnage. La Fracture est simplement belle. Le visage tuméfié de Pio Marmaï est celui d’un pays qui souffre, qui prend des coups mais se relève, qui se déchire parce qu’on cherche à le déchirer mais qui ne cesse, dans la fièvre qui s’empare de lui, de chercher l’étincelle qui avivera l’espoir de lendemains qui chantent.

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