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Chronique de mon Festival

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Le Festival de Cannes est un paradis pour cinéphiles, où se côtoient sur le tapis rouge les dieux hollywoodiens, les génies exotiques et les anonymes dans une effusion de glamour et de films sans commune mesure. A partir de cette expérience si unique, chacun peut composer son festival particulier, comme autant de regards sur le cinéma d’art et d’essai international. Plutôt qu’une critique en bonne et due forme, voici donc la chronique de mon festival. Le voyage qu’il représente m’a emmené aux quatre coins du monde, à la rencontre de cinéastes inédits comme de ceux que tous connaissent, à la recherche de ce qui fait les relations humaines, dans la dureté des existences et la beauté des joies simples.

Delo – Liberté, je filme ton nom !

En ouverture de mon festival, point d’Annette du loufoque Léos Carax, mais probablement le film le plus confidentiel de ma sélection. DeloÀ Résidence dans la langue de Molière – n’en est pas pour autant le moins réussi.
On y voit David, professeur d’université assigné à résidence en l’attente de son procès pour détournement de fonds publics, dans une affaire montée de toutes pièces par un maire corrompu, que David a osé humilier. L’occasion pour Alexey German Jr. de capturer avec une sensibilité fine les hésitations, les doutes et la détermination de son protagoniste autant que de ceux qui gravitent autour lui, en plus d’affirmer un jugement politique appuyé et courageux, que Thierry Frémaux, délégué général du festival n’a pas manqué de souligner dans sa présentation d’avant-séance.
Delo rappelle que le cinéma permet de dire ce que les hommes ne peuvent pas dire, de peur que les représailles ne leur nuisent trop lourdement. Il incarne par son existence la liberté pour laquelle David se bat. En cela, même s’il n’innove pas, Delo constitue une entrée en matière délicate et touchante.

Un Monde – À Hauteur d’Enfant

En lice pour la Caméra d’Or, qui récompense le meilleur « premier film » présenté à Cannes, Un Monde marque la deuxième étape du voyage cannois, à hauteur d’enfant cette fois.
Car c’est bien là le pari du premier long-métrage de la Belge Laura Wandel. Nora, une jeune écolière devient la témoin du harcèlement scolaire que subit son grand-frère, dans une cour d’école aux accents de salle de torture.
Entre la honte, la peur et la volonté, dans une dureté parfois à la limite du soutenable, se construisent des liens nouveaux, alors que les adultes paraissent bien impuissants dans ce monde d’enfants, que la caméra parcourt avec une agilité assez impressionnante. Ajoutant à cela un environnement sonore étourdissant de réalisme, Laura Wandel réussit le pari d’une immersion en terre enfantine, qui échoue toutefois à prendre en ampleur, tant et si bien que les 73 minutes que dure le film paraissent largement suffisantes pour épuiser son idée de départ.
Un Monde se présente donc comme une promesse, en attendant que sa réalisatrice s’impose au grand jour. 

Verdens Verste Menneske – Le temps des choses

A l’orée de ma troisième étape cannoise, les attentes étaient pour ainsi dire conséquentes. Après Oslo, 31 août qui m’avait laissé sans voix, Joachim Trier revenait avec son nouveau film. Et même si la salle reculée avait de quoi refroidir certains festivaliers, c’est avec l’excitation des grands moments que j’étais là à attendre que les lumières ne s’éteignent.
Verdens Verste Menneske, Julie (en 12 chapitres) chez nous, répond en partie aux attentes. On y découvre quelques années de la vie de Julie, jeune adulte en quête d’identité, découpée en 12 chapitres donc, comme 12 tableaux qui dévoilent une facette de sa personnalité et de ses transformations. La mise en scène y est encore une fois d’une précision stupéfiante, enrichie d’idées à foison, tout en conservant ce qui fait déjà la particularité du cinéma de Joachim Trier, entre déambulations, vie nocturne et remises en question.
Même si quelques séquences se perdent en dialogues trop formels, il en ressort une œuvre fourmillante et franchement agréable pour l’un des favoris au titre suprême cette année, d’autant plus que plus les jours passent, plus ce film dévoile des secrets à celui ou celle qui veut s’y plonger.

After Yang – La beauté de l’inattendu

Les réussites interviennent parfois là où on s’y attend le moins. Après mes trois premiers films, alors que la fatigue commençait à apparaître, c’est avec une certaine lassitude que se profilait After Yang, du mystérieux réalisateur américain d’origine coréenne Kogonada.
Mais After Yang n’a rien de lassant, au contraire. Dans un environnement futuriste et multiculturel, il emporte le spectateur à la recherche de ce qui a causé le dysfonctionnement de Yang, un robot grand frère, vers une réflexion mélancolique et merveilleusement touchante de ce qui fait l’humanité, les souvenirs et la famille dans un monde ambigu, comme on n’en avait pas vu depuis Her de Spike Jonze ou Wall-E des studios Pixar. Colin Farrell, Jodie Turner-Smith et la jeune Malea Emma Tjandrawidjaja y sont d’une justesse touchante, que viennent souligner une partition musicale superbe et un travail visuel remarquable.
After Yang démontre combien le cinéma est affaire de surprise et d’inattendu. Il aura été l’occasion pour moi de rêver d’innocence, innocence du spectateur qui se laisse prendre par un film pour une envolée de deux heures avant de revenir tranquillement sur la terre ferme.

Oranges Sanguines – Limites et Indécence

Oranges Sanguines a de quoi rendre perplexe. Être à la fois l’un des plus positivement inoubliables et mauvais moment de ma cinéphilie peut sembler assez paradoxal sans un peu de contexte.
Le Festival de Cannes a cette particularité de permettre aux anonymes de marcher dans les pas de leurs idoles, comme si le jour d’une finale de Coupe de Monde, chaque spectateur rentrait par le tunnel des vestiaires. Alors en cette première montée du célébrissime tapis rouge, Oranges Sanguines n’avait plus grande importance.
Et pourtant, Oranges Sanguines attire l’attention. Par une combinaison de coïncidences, une jeune adolescente, un ministre véreux et son conseiller, un couple de retraités précaires et un prédateur sexuel y voient leurs destins se mêler dans un détonnant et écœurant mélange des genres. S’y succèdent des instants franchement drôles et des scènes d’une violence terrifiante, dans un brouhaha d’histoires sans unité de ton, au cours desquelles la provocation obscurcit les rares moments de gravité. Jean-Christophe Meurisse y dévoile tantôt une parodie grasse prétendument satirique, tantôt le délire d’un agresseur dont on se demande pourquoi il est nécessaire de faire de ses manières efféminées un ressort comique, le tout avec une liberté de ton qui achève de tout dédramatiser, quitte à banaliser ce qui devrait être souligné.
Malgré un sursaut de dernière minute, incarné par la belle performance d’Alexandre Steiger dans le rôle du conseiller, Oranges Sanguines a donc tout sacrifié à la recherche d’un dégoût jouissif. Jouer avec les limites de l’indécence requiert pourtant de la subtilité.

Lingui – Courage et Persévérance 

En contraste avec les tonitruances de la veille, Lingui n’est pour ainsi dire pas désiré. Parce que Cannes est aussi un moment où l’on voit des films par hasard, tant le choix est vaste et les séances nombreuses.
Lingui présente le destin d’une mère et de sa fille, enceinte à 15 ans, cherchant à se faire avorter malgré les pressions religieuses et l’interdiction de ce genre de pratiques au Tchad. En cela, il s’attaque à une thématique déjà bien connue et représentée, avec la prudence d’un petit film mais aussi avec une sincérité qui après le tumulte d’Oranges Sanguines avait de quoi rassurer.
Mahamat-Saleh Haroun fait le choix de s’attarder sur les regards, les marques d’affection dans un monde brutal qui dévoile les tragédies du quotidien à mesure que les minutes s’égrènent, grâce à un duo d’actrices touchant et à une belle composition visuelle. Et même si la Palme d’Or ne devrait pas lui revenir, Lingui mérite d’être vu pour ce qu’il est, un film militant et humain à la fois, dans lequel le courage et la persévérance des justes peuvent vaincre les épreuves de la vie.

Hytti Nro 6 – Le Goût du Cœur 

Les critères qui font qu’un film est susceptible de remporter la Palme d’Or sont assez flous. Avoir du succès, mais pas trop, provoquer mais pas trop, joie du consensus en société. De cette incertitude naît une attente douce pour le suiveur amusé et sûrement moins douce pour les lauréats potentiels.
Hytti Nro 6 n’a a priori pas tous les attributs d’une Palme d’Or en puissance. Son réalisateur et sa distribution sont presque inconnus sur la scène internationale, il ne traite pas d’un sujet brûlant de l’actualité et pourtant. Il ne repose pas non plus sur une mise en scène novatrice, et pourtant. Hytti Nro 6  est un film qui touche, qui marque par une beauté absolue des sentiments, par une douceur dissimulée et incomparable, qui emporte le spectateur dans une méditation rêveuse que si peu de films parviennent à toucher du doigt.
Laura, une étudiante lesbienne finlandaise et Lioha, un frustre mineur russe, y sont contraints de partager le compartiment n°6 d’un train (d’où le titre du film), le temps d’un voyage vers Mourmansk, dans les tréfonds du Nord russe. De cette rencontre naît une relation à la subtilité magnifique que subliment deux performances d’acteur irréprochables, doublées d’une photographie à la beauté froide.
Alors, même si Hytti Nro 6 n’a pas les attributs du favori, il peut embraser les cœurs du jury comme il a embrasé le mien. Et c’est peut-être cela, le plus important.

Flag Day – La Classe Américaine

Parmi les personnalités qui devaient enflammer Cannes cette année, Sean Penn était assurément le plus américain. Non pas que l’on remette en cause la nationalité de tous ses compatriotes qui ont monté les marches comme lui, mais parce que Sean Penn incarne une certaine aura d’Outre-Atlantique.
Flag Day aussi, incarne l’Amérique, avec ses excès et ses beautés uniques. Sean Penn y distille les quelques détails qui font l’identité d’un pays, en frisant certes parfois avec le convenu, mais dans un esprit qui emporte ceux qui comme moi ont aimé le cinéma américain avant d’aimer le cinéma.
Sean Penn y joue avec sa fille Dylan la relation entre un père magouilleur et sa fille volontaire, malgré les déboires financiers puis judiciaires, sur un ton passionné qui met tant en lumière la classe inimitable d’un des plus grands acteurs contemporains que les quelques ratés d’un scénario un peu moins tenu que certains de ses concurrents cannois.
Malgré cela, Flag Day est une œuvre criante de sincérité, et la fierté empreinte d’une émotion à peine contenue de son réalisateur une fois la projection finie peut en témoigner, pour un film qui démontre que même pour les plus grandes étoiles hollywoodiennes, le cinéma est une manière de se dévoiler.

Suprêmes – De l’énergie, encore de l’énergie, toujours de l’énergie !

En séance de minuit, le Festival de Cannes aime frapper. Et bien que les spectateurs somnolents n’aient pas tous résisté à l’appel des bras d’Orphée, Suprêmes ne s’en vit pas moins comme une clameur assenée.
Ce biopic des débuts de l’un des plus emblématiques duos du rap français mise tout sur l’énergie débordante d’un casting tout sourire et grillz sorties pendant la montée des marches, accompagné d’un Joey Starr qui n’en finit plus de faire des apparitions, en tant qu’acteur ou inspirateur du cinéma français.
Suprêmes avance tout feu tout flamme au sein d’une structure néanmoins très convenue qui peine à retranscrire la radicalité de son objet, qu’une réalisation classieuse mais trop propre ne permet pas à proprement parler de ressentir. Seule la présence à la bande originale de DJ Cut Killer himself, qui avait béni la B.O. de La Haine depuis sa fenêtre, rappelle frontalement l’héritage rugueux de NTM, dans un film qui reste malgré tout plaisant à regarder et encore plus à écouter.

The Innocents – Le Souffle de la Tension 

A l’heure des bilans de fin de festival, il est une émotion qui manquait à l’appel de ma sélection cannoise. Parmi les drames sociaux, les romances et les histoires de familles, aussi belles fussent-elles, bien rares étaient les instants de tension, cette tension qui fait se redresser le spectateur avachi, qui noue la gorge et qui interloque. Et ce n’était apparemment pas un énième film sur l’enfance qui changerait cela.
Mais c’est bien se tromper que de croire que The Innocents est une banale histoire d’enfants. Deux petites filles, dont l’une des deux est autiste, s’installent dans une banlieue norvégienne et y rencontrent deux enfants aux pouvoirs de télékinésie et de télépathie hors du commun. Alors quand l’un d’entre eux décide de s’en prendre à tous ceux qui croisent son chemin, c’est bien seules que ces deux petites filles aidées de leur amie doivent engager un duel d’une tension extrême, à la limite du thriller et de l’horreur, qu’un scénario exceptionnel et une mise en scène à la sobriété glaçante du réalisateur Eskil Vogt porte avec maestria.
Alors, plutôt que de m’appesantir encore en commentaires dithyrambiques, je me contenterai finalement de présenter The Innocents comme une immanquable expérience de cinéma, autant pour les cinéphiles avertis que pour les moins avertis et de relever la plus belle ovation qu’il m’a été donné de voir au cours de ce festival, à raison.

En guise d’épilogue de cette chronique, plutôt que m’adonner à l’exercice hasardeux d’une remise des prix fictive par écrit, je me limiterai à vous conseiller de voir tous ces films, même Oranges Sanguines, lorsque ceux-ci sortiront en salles, et pour les plus curieux à inclure un classement ainsi que des notes pour chacun d’entre eux. Le Festival de Cannes est l’occasion pour les cinéphiles de retomber en cinéphilie chaque année qui passe, espérons qu’il puisse aussi être une première rencontre avec le cinéma, en dépit des apparences parfois décourageantes. En attendant, pour la Palme et pour le reste, les jeux sont presque faits, et rien ne va plus.

Classement des films :

  1. Hytti Nro 6 – Juho Kuosmanen – Compétition Officielle – 9/10
  2. The Innocents – Eskil Vogt – Un Certain Regard – 9/10
  3. After Yang – Kogonada – Un Certain Regard – 8/10
  4. Verdens Verste Menneske – Joachim Trier – Compétition Officielle – 8/10
  5. Flag Day – Sean Penn – Compétition Officielle – 7/10
  6. Delo – Alexey German Jr. – Un Certain Regard – 7/10
  7. Un Monde – Laura Wandel – Un Certain Regard – 6/10
  8. Suprêmes – Audrey Estrougo – Hors Compétition – 6/10
  9. Lingui – Mahamat-Saleh Haroun – Compétition Officielle – 6/10
  10. Oranges Sanguines – Jean-Christophe Meurisse – Hors Compétition – 4/10

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