Cinéma

Les Misérables : film à la République

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Stéphane, un flic de province souhaitant se rapprocher de son fils parti avec son ex-femme, se fait muter à Montfermeil où il intègre la Brigade Anti-Criminalité. Rejoignant la patrouille de Chris et Gwada, il découvre un quartier dont il ignore toutes les règles. La tension monte, les nerfs craquent… la journée s’annonce longue pour la nouvelle recrue et ses deux coéquipiers.

Ladj Ly a toujours habité à Montfermeil. Quand il était jeune, il filmait les interventions policières, au point de devenir selon ses termes la bête noire des policiers, celui dont il fallait se cacher, et qu’il fallait empêcher de diffuser ses images ; les perquisitions et les menaces étaient devenues monnaie courante. Jusqu’au jour où il filme une véritable bavure, et où la situation dégénère plus que d’habitude. En 2017, il adapte l’histoire une première fois en un court-métrage qu’il décide d’appeler Les Misérables, le parallèle entre le roman de Victor Hugo situant son action à Montfermeil et la situation actuelle lui semblant éloquente. En un quart d’heure, il raconte comment la tension du quartier conduit un flic fraîchement débarqué à commettre une bavure dès son premier jour, craquant sous la pression. Le résultat était de qualité ; on se demandait donc ce que la version longue allait donner. L’intensité du court survivrait-elle à la transformation ? N’allait-il pas s’agir d’une version inutilement longue ? On a maintenant honte de s’être posé la question. Ce n’est pas la version 2019 qui est longue, c’est la version 2017 qui est courte, bien trop courte. C’est une évidence : Les Misérables devait être un long métrage.

Les raisons en sont très nombreuses. La première est évidemment que Ladj Ly nourrit son cinéma de son expérience personnelle, et qu’avec celle-ci, il a beaucoup à dire – il annonce d’ailleurs déjà que ses prochains films ne seront pas sur autre chose que Montfermeil. Dans Les Misérables, il en dresse un panorama riche et dense ; en suivant les protagonistes d’un bout à l’autre de la cité, on découvre tout un écosystème, une société dans la société, avec les groupes qui la composent, leurs relations, les règles qui les régissent : frères musulmans, gitans, dealers, vendeurs à la sauvette, flics… Mais Les Misérables n’est ni un exposé, ni un documentaire. Ladj Ly fait jouer à chacun un rôle essentiel dans la construction dramatique, chaque personnage qui apparaît venant complexifier le tissu des relations qui structurent le lieu de l’action. Car la tension qui soutenait le court n’a pas disparu, pas plus qu’elle ne s’est diluée ; elle s’est bien au contraire renforcée, à la fois dans son intensité et dans la force de sa signification. Dans son intensité, parce que la forme longue permet des rebondissements et des mouvements qu’on ne peut pas inclure dans un court métrage, et qui happent le spectateur dans l’action. Dans la force de sa signification, parce que le film revêt à présent une portée symbolique qui vient augmenter la force de son message.

Mais là encore, s’il en a indubitablement un, Les Misérables n’est pas qu’un film à message. Et si c’est là qu’il situe son action, il n’est pas non plus qu’un film de banlieue. Tout en citant La Haine parmi ses inspirations, Ladj Ly joue en fait plutôt avec les codes du western : on n’entend pas de rap, on ne suit pas un jeune mais un flic… En revanche, baqueux, kebabs et bandes de jeunes évoquent les shérifs, saloons et Indiens du bon vieux cinéma d’outre Atlantique. L’histoire elle-même, celle d’un étranger censé faire régner l’ordre dans une ville qu’il ne connaît pas, n’est pas sans rappeler un schéma assez classique. 

Dans ce Far-West (ou plutôt Far-East) banlieusard, les interprètes incarnent avec intensité des personnages complexes : pas de caricature, ni des flics, ni des autres. Damien Bonnard, Djebril Zonga et surtout Alexis Manenti, qui parvient à inspirer un curieux mélange d’antipathie et d’affection, impressionnent par leur conviction, et trouvent dans leur jeu la subtilité qu’exige le film. Car tout en proposant une œuvre éminemment politique, Ladj Ly force le respect par sa philosophie et sa sagesse. De ses propres aveux, la réalité est bien plus violente que ce qu’il a choisi de montrer ; mais Les Misérables n’est pas un film à charge, c’est un appel, un cri d’alarme. Ladj Ly n’explique pas, il n’accuse pas, il montre. Dénué de rancœur ou de haine, son film laisse ouverte la possibilité d’intervenir et de changer le cours choses, d’interrompre le cycle de la violence qu’il dépeint de façon presque allégorique (pensons aux magistrales première et dernière séquences…) à l’échelle des quelques personnages qu’il met en scène. Espérons qu’il sera entendu par celles et ceux qui ont le pouvoir de faire plus que, comme nous, s’extasier devant la qualité exceptionnelle de ce film.

Les Misérables, de Ladj Ly. Avec Damien Bonnard, Djebril Zonga, Alexis Manenti. Sortie le 20/11/2019.

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