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Il n’y a pas de vieux films

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« Il n’y a pas de vieux films, il y a des films. Tout comme il n’y a pas de vieux tableaux, mais des tableaux » a dit récemment dans son émission la journaliste de cinéma Christine Masson. Quelqu’un avait dû lui poser la question fatale : « toi, tu aimes bien les vieux films, non ? ». Quand on me la pose, je ne sais jamais quoi répondre. Une explication faiblarde ? « Tu sais, un film des années 1980 n’est pas si vieux, tes parents étaient nés ». Une insulte arrogante ? « Ignare barbotant dans ta fange, ne m’adresse plus la parole avant de t’en être purifié par le visionnage de l’intégralité de l’œuvre d’Akira Kurosawa ! ». Un commentaire résigné ? « Oui. Je n’ai d’ailleurs pas eu d’enfance, car je n’ai vu qu’une poignée de Disney, et suis donc moi-même vieux à l’intérieur. » La situation ne peut plus durer, et dorénavant, j’enverrai à mes interlocuteurs curieux le lien de cet article en guise de réponse.

Il existe en fait un paradoxe dans la façon dont on peut apprécier l’âge d’un film. Car si l’on y pense, le cinéma est un art jeune, très jeune. On fait remonter son apparition à la Sortie de l’usine Lumière en 1895. Avec seulement 124 ans, il est à peine un enfant si on le compare à la peinture ou à la sculpture. Dès lors, il semble inapproprié de qualifier de « vieux » un film datant par exemple des années 1970, qui non seulement est récent à l’échelle de la brève histoire du cinéma, mais même contemporain à l’échelle de l’histoire des arts ; rappelez-vous qu’on appelle « musique contemporaine » celle qui a été composée depuis la seconde guerre mondiale. Pensez par ailleurs que lorsqu’on évoque les dessins qui ornent les parois de la grotte de Lascaux, lesquels ont 18 000 ans, on leur préfère le doux nom de « peintures pariétales » à celui de « vieillissimes gribouillis ».

La sortie de l’usine Lumière à Lyon, Louis et Auguste Lumière (1895).

Mais est-ce pertinent de considérer le cinéma comme un art parmi les autres ? Car si on l’apprécie à l’aune des technologies qui lui donnent vie, et du fait de son inscription dans une période constamment marquée par le progrès, le cinéma vieillit à toute allure. Certes, il y a des révolutions dans l’histoire de tous les arts : le fameux tube par exemple, qui permit aux impressionnistes de sortir de leur atelier et d’aller peindre directement en extérieur, face aux paysages. Mais le cinéma, lui, est bouleversé de façon à la fois fréquente et déterminante par les avancées technologiques. On peut penser notamment à trois révolutions célèbres qui redéfinissent véritablement le cinéma en tant qu’art : en 1926, le parlant ; en 1935, la couleur ; en 2001, le numérique. On pourrait en citer bien d’autres : de nouveaux procédés de prise de vue et de projection comme le cinémascope et son format large, employé pour les grands films épiques hollywoodiens, la miniaturisation des caméras qui permet plus de mouvements et de plus petits budgets pour une Nouvelle Vague assoiffée de liberté… C’est autant le mode d’expression des réalisateurs que l’expérience des spectateurs qui se trouvent à chaque fois réinventés.

Les cinéphiles s’exclamant avec enthousiasme « ça n’a pas vieilli ! » devant un film des années 1930 n’ont donc pas tout à fait raison. Car il faut bien le reconnaître, les films vieillissent. Les personnages aux mouvements accélérés chez Buster Keaton, les pellicules abîmées et colorisées à la main qui nous sont parvenues de Méliès, les décors de Metropolis, ou encore bien plus tardivement les bruits parasites laissés sans aucune gêne chez Rohmer ou Rivette, participent certes d’expériences fascinantes et n’enlèvent rien à la qualité des films. Mais sur le plan technique, comment comparer les effets spéciaux de Georges Méliès, de Charlie Chaplin, de Fritz Lang, malgré leur génie et leur inventivité, avec la magie du numérique des années 2010 ? Le son de la Nouvelle Vague  et celui de Christopher Nolan ? Le jeu d’un acteur expressionniste allemand et celui d’un disciple de l’Actors studio ou d’un caméléon monstrueux à la Christian Bale ? Il ne s’agit pas ici de formuler des jugements de valeur ; d’ailleurs, un trucage « à l’ancienne » peut s’avérer tout aussi bluffant et est toujours bien plus poétique qu’un effet numérique, d’autant plus que ceux-ci vieillissent eux-mêmes à une vitesse impressionnante, et peuvent être aujourd’hui moins efficaces qu’un trompe-l’œil, qu’un pantin, ou que de la stop motion. Mais il faut reconnaître que le temps passe, et que cela se voit et s’entend.

Vous ne devriez pas avoir de mal à deviner lequel de ces films est Metropolis de Fritz Lang (1927) et lequel est Le cinquième élément de Luc Besson (1997).

Cependant, cela ne suffit pas pour justifier que l’on parle de « vieux films ». En admettant que le passage du temps marque les œuvres, entre les deux extrêmes que sont le commencement du cinéma et l’an de grâce 2019, il existe de nombreuses strates. Comparé à un film des années 1920, un film des années 1970 est extrêmement moderne. Même un film des années 1950, période durant laquelle Hollywood connaît son « âge d’or » » et impose son style et son langage au reste du monde, peut être plus proche du cinéma que l’on connaît aujourd’hui que de celui des débuts, par son utilisation de l’espace, son montage, le jeu des acteurs, les sujets abordés… Un film peut donc être dépassé dans sa technique, démodé dans son style, ou encore idéologiquement daté (représentation des femmes et des minorités, je pense à toi). Mais « vieux film » n’est pas vraiment une catégorie. Ce n’est pas une insulte que de qualifier ainsi un film qui a quelques décennies, car, vieux, il l’est bien d’une certaine manière. Mais c’est commettre un abus de langage, et par là même, faire entrer ce film dans une fausse catégorie, souvent connotée de façon péjorative. Vous risquez de vous la représenter de façon unifiée, comme un tout unique et dépassé, alors qu’elle est en réalité d’une diversité et d’une richesse que vous ne soupçonnez peut-être pas. Si tel est le cas, inversez votre raisonnement : finalement, ce ne sont peut-être pas les cinéphiles qui aiment les vieux films – par définition, ils aiment les films tout court – mais plutôt vous qui avez une préférence pour les films récents, ce qui est tout naturel.

Le cœur de ce qui nous pose problème ici est le rapport que chacun entretient avec le cinéma. Car un film nous plaît d’autant plus facilement qu’il correspond à ce que l’on connaît déjà ; et l’on est déstabilisé quand on voit un film différent de ce à quoi on s’est habitué. Pire, on y est insensible. Si les premiers spectateurs voyant arriver un train à l’image ont eu peur qu’il ne jaillisse de l’écran, aujourd’hui la 3D ne nous effraie plus ; si Psychose a fait fuir ses spectateurs de la salle lors de la scène de la douche, des gerbes de sang font maintenant à peine ciller. Posons franchement la question : pourquoi donc se forcer à voir des films qui, tout en ayant été pour un grand nombre d’entre eux pensés par l’industrie qui les a produits comme des œuvres de divertissement, ne suscitent plus aujourd’hui l’effet désiré ?

D’abord, parce que cet effet renaît en fait très facilement. Il s’agit simplement de se créer de nouvelles habitudes de spectateur ou de spectatrice. Sans le moindre effort intellectuel, celles-ci font acquérir un réflexe, celui de se placer dans la peau du public de l’époque du film. Pas de façon pénible, en s’efforçant de s’imaginer à chaque instant du film ce qu’auraient ressenti nos arrière-grands-parents à notre place face à cette même scène ; mais naturellement, par le simple fait d’intégrer au cours de visionnages successifs des codes narratifs et visuels différents.

Ensuite, parce que less is more. Ingmar Bergman, un des plus grands réalisateurs de tous les temps, a vécu l’apparition de la couleur et s’y est adapté, mais a toujours continué à penser tous ses films en noir et blanc, car il y voyait un moyen d’expression plus riche (avec une exception, Cris et chuchotements, mais c’est là une autre histoire). Hitchcock, quant à lui, a toujours regretté l’arrivée du parlant, pour la raison que selon lui les dialogues polluaient et avilissaient cet art noble et purement visuel qu’était le cinéma muet. Rendez-vous compte, le noir et blanc et le muet, les deux plus grands critères de disqualification d’un film de la part du grand public actuel, sont considérés par de grands maîtres comme l’essence-même du cinéma !

To be or not to be, d’Ernst Lubitsch (1942), et Le limier, de Joseph Mankiewicz (1972). Deux « vieux » films, d’âges différents, ce qui ne les empêche pas d’être respectivement une des comédies les plus drôles et l’un des thrillers les plus prenants de l’histoire du cinéma.

Le cinéma peut donner lieu au pur divertissement comme à la réflexion la plus subtile. C’est un art total et polymorphe : comédie, thriller, western, film d’horreur, de genre ou d’auteur, qu’importe, le bon film est celui qui garde sa valeur malgré le temps qui passe, et l’époque à laquelle il a été produit ne doit pas être un critère d’appréciation. Avec l’habitude, et cette habitude se prend vite, on apprend à rire, pleurer, réfléchir, devant des films de toutes les époques, de tous les genres, de toutes les origines, et plus on en regarde, plus on découvre l’étendue immense qu’il nous reste à découvrir.

Alors, qu’attendez-vous pour regarder de vieux films ?

Retrouvez cet article sur le site de KIP, le média étudiant d’HEC Paris.

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