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Katsuya Tomita : « Après Fukushima, les Japonais ont pris conscience de la nécessité de la croyance »

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Tenzo, le dernier film de Katsuya Tomita, sort en salles mercredi 27 novembre. Entre fiction et documentaire, le film relate en parallèle les histoires de deux moines bouddhistes de l’école Sôtô. Le premier, Chiken, donne des cours de cuisine et tient une antenne d’écoute pour personnes seules. Le second, Ryûgyô, vient en aide aux victimes du sinistre de Fukushima.

Nous avons pu rencontrer le réalisateur pour parler de Japon et de spiritualité, à l’étage d’une brasserie parisienne, puisqu’après tout le bouddhisme est censé être universel.

La forme de Tenzo est très particulière, elle oscille entre documentaire et fiction. Comment et pourquoi avez fait ce choix ?

Quand l’association des jeunes moines de l’école de Sôtô m’a commandé de faire un film sur eux, je ne savais pas encore vraiment ce que j’allais faire de ce projet. Je me suis dit qu’il fallait commencer par me familiariser avec l’enseignement de cette école. Je voulais rencontrer quelqu’un qui corresponde au personnage qu’on me demandait de mettre en scène. J’ai demandé conseil, et on m’a donc envoyé voir une nonne : Shinto Aoyama. J’ai choisi alors de filmer un zen mondo : c’est un rituel traditionnel bouddhiste, qui consiste en une conversation entre jeune moine et maître. À travers l’échange et le questionnement, on essaie de savoir ce qu’est l’illumination et l’enseignement de Bouddha. J’ai donc filmé cet entretien entre Chiken et Shinto Aoyama, ce qui a donné la partie documentaire qui est l’origine du film.

À partir de ce matériau, j’étais convaincu de faire un très bon film. J’étais content de ce que j’avais filmé, mais je ne voulais pas juste faire un documentaire. Cette conversation entre maître et disciple devait devenir une fiction, à partir du vécu de ce jeune moine.

Au fur et à mesure qu’avançaient la production, le tournage, le montage, j’apprenais petit à petit ce qu’était le bouddhisme. Et une fois au montage, j’ai pris conscience du fait que c’est une conception de l’univers selon laquelle, en son sein, tous les éléments coexistent avec la même valeur. Je me suis dit que faire le choix de cette structure du film, avec un montage qui fait coexister fiction, documentaire, et animation, qui laisse voir aussi l’équipe, les acteurs, tout ça en même temps, représenterait l’univers du bouddhisme.

C’est donc aussi pour ça que malgré l’aspect documentaire, on a notamment à la fin une partie visuellement beaucoup plus inventive ?

Oui, cette partie avec la mosaïque, c’est une idée que j’ai eu presque à la fin du montage.

Et les personnages qui jouent leur propre rôle, a-t-il fallu les convaincre, ont-ils facilement accepté de jouer leur propre rôle à l’écran ?

En fait ce n’est pas moi qui les ai convaincus, l’association des jeunes moines m’a directement proposé de faire de Chiken, qui existe vraiment, et qui est d’ailleurs mon cousin, le protagoniste.

Au départ du projet, je voulais prendre une autre personne. Dans le temple qu’on voit au début du film, j’ai découvert un jeune moine brésilien. Comme j’avais déjà traité de l’immigration japonaise au Brésil dans mon film précédent, Saudade, je trouvais ça intéressant d’en faire le protagoniste. Mais l’école Sôtô m’a dit non, parce qu’il était encore en apprentissage, et selon leurs règles strictes c’était impossible.

Il y a aussi des éléments qui malgré leur nature plus ou moins documentaire semblent symboliques : la maladie du fils de Chiken, l’alcoolisme de Ryûgyô… ou est-ce de la surinterprétation ?

La maladie du fils de Chiken correspond bien à la réalité, et comme il est dit dans le film, Chiken lui-même l’avait aussi. Puisque c’est mon cousin, quand j’étais jeune je voyais qu’il était tourmenté par ce problème. Mais si j’ai décidé d’intégrer cet élément dans le film, c’est bien parce que j’ai trouvé que ça pouvait représenter et symboliser la société globale du Japon d’aujourd’hui.

Justement, Chiken manifeste une inquiétude, une angoisse même, par rapport à la situation de la société japonaise aujourd’hui. Est-ce que vous partagez aussi ces sentiments, est-ce que Fukushima a été un traumatisme important pour vous ?

Bien sûr, je pense que cette inquiétude, c’est quelque chose que tous les Japonais partagent. Non seulement à cause du tsunami, mais aussi de la radioactivité : c’est ce qui fait que la crainte, même si elle est différente, est partagée quelle que soit la distance qui sépare chaque région de Fukushima. C’est pour décrire ces distances différentes que j’avais besoin de mettre en scène à la fois la partie Fukushima et la partie Yamanashi du film. Le personnage de Ryûgyô est inventé, mais il s’inspire d’un moine qui a vraiment existé, qui a perdu son temple et tout ce qu’il avait à cause du tsunami, et qui a fini par se suicider. Mais il me fallait, en plus de la réalité de Fukushima, décrire Yamanashi, et le quotidien d’un jeune moine qui corresponde à l’image plus traditionnelle que les Japonais en ont.

Est-ce que vous pensez que la spiritualité peut-être un remède à cette situation, et que votre film, que le cinéma en général peut être un remède ?

(Il marque une longue pause avant sa réponse)

En fait, je viens comme vous le savez de cette famille que l’on voit à l’écran, puisque je suis le cousin de Chiken ; mon grand-père était moine. Par conséquent, avant le film, j’étais déjà baigné dans cette culture. J’ai toujours eu une petite idée de ce qu’était l’illumination. Mais quand j’étais petit, je n’aimais pas vraiment l’enseignement de l’école Sôtô, car pour moi l’illumination devait être quelque chose de grandiose, de fascinant, de mystérieux… alors que les enseignements étaient très concrets : il fallait assumer toutes les tâches de la vie quotidienne, la cuisine, etc. Et tout ça devait participer à l’éveil ; ça me paraissait trop banal. Maintenant que j’ai grandi, et qu’on a vécu toutes ces tragédies comme Fukushima, je me dis que c’était bien de nous enseigner des choses concrètes. C’est aussi pour ça que j’ai fait le film de cette manière, je voulais faire coexister les pratiques concrètes et les éléments spirituels.

Le film parle donc sans doute plus aux spectateurs japonais qu’aux étrangers ; mais est-ce que vous pensez que le film peut quand-même s’adresser aussi au reste du monde ?

Oui, je le crois. Ça fait partie de ce que dit Shinto Aoyama dans le film. Elle prend l’exemple de la Mongolie, et dit que si l’enseignement Sôtô n’était pas possible en Mongolie, alors il ne serait pas universel (prenant l’exemple du régime alimentaire stricte prôné par le courant Sôtô, inapplicable aux conditions climatiques de Mongolie, Shinto Aoyama conclut que le bouddhisme est potentiellement universel à condition qu’il soit adapté aux circonstances et aux contraintes de chacun et de chaque lieu). C’est ce que je me suis dit en faisant mon film. Je voulais que son message puisse avoir du sens dans n’importe quel endroit.

Shinto Aoyama semble vous avoir beaucoup fasciné, est-ce que c’est une personnalité particulièrement connue au Japon, est-ce que vous l’avez découverte au moment du film ?

Je l’ai découverte en faisant le film. J’ai été impressionné qu’une telle personne existe dans ce monde, ça m’a d’ailleurs donné espoir. Je me suis ensuite rendu compte que beaucoup de personnes la connaissaient au Japon. C’est sans doute parce qu’elle représente quelque chose dont les gens ont besoin.

J’ai montré le film en dehors du Japon, en France, dans d’autres pays, et les spectateurs sont toujours fascinés par sa présence. C’est parce qu’elle a atteint un certain stade du bouddhisme qui fait partie de l’enseignement Sôtô. Il consiste à s’oublier soi-même au profit des autres. Elle a déjà acquis cette idée sur elle-même, d’où la fascination qu’elle exerce.

Pour revenir au titre, Tenzo : c’est une fonction monastique, celle du moine qui s’occupe de préparer la nourriture du temple. Pourquoi avez-vous choisi d’en faire le titre et un élément central du film ? Est-ce que cela faisait partie du cahier des charges ?

C’est mon choix. Lorsqu’ils m’ont demandé de faire le film, j’ai demandé aux moines Sôtô ce qui faisait la particularité de leur école par rapport aux autres. Ils m’ont répondu que le Tenzo n’existait pas dans les autres enseignements. C’est un poste très important ; il s’occupe de la cuisine, mais aussi de toutes les pratiques quotidiennes, qui sont la porte d’entrée pour atteindre l’illumination, l’éveil. J’ai trouvé que la nourriture, cela pouvait être un élément important, qui lierait tous ces éléments que sont Fukushima, l’allergie du fils de Chiken, les maux de la société japonaise…

Le film lui-même est chapitré en saveurs ; est-ce un moyen pour vous de faire le lien entre cuisine et cinéma ? Comment vous est venue cette idée ?

En fait, généralement, dans le bouddhisme, le goût est toujours composé de cinq saveurs. Mais dans l’école Sôtô, il y en a une sixième : c’est la saveur fade. C’est là encore une particularité, sur laquelle se base la cuisine Shôjin. J’ai donc décidé de chapitrer le film en ces six saveurs. J’ai bien aimé cette idée, et c’est pareil dans le film, il est composé d’éléments différents, chacun vient contribuer à le faire. Et à chaque partie du film, correspond non seulement un goût, mais aussi une musique particulière, un son d’instrument traditionnel en bambou. La musique elle-même fonctionne sur ce système d’harmonie.

Une autre chose que j’ai appris avec ce film, c’est que l’enseignement du bouddhisme est très logique. Sa leçon ultime, c’est que le soi n’existe pas. Moi, je n’existe pas ; il y a les cinq sens (il fait des gestes et se toucher le corps à différents endroits), mais le moi n’existe pas autrement, seuls ces cinq sens existent. C’est pareil pour le goût, qui n’existe que par ces six éléments différents. D’où le chapitrage. (Une pause). Je crois que Sartre disait la même chose.

Plusieurs fois dans le film, on entend du rap, ce qui surprend quand on voit un film sur les moines et le bouddhisme. Pourquoi avez-vous choisi ces chansons, et ce que leurs paroles ont un rapport avec l’histoire et le propos ?

Pendant le développement du projet, je me suis dit qu’il ne fallait pas montrer ces moines comme éloignés de la vie normale. Je voulais décrire et transmettre l’idée qu’après Fukushima, les Japonais ont pris conscience de la nécessité de la croyance. Il fallait donc que les moines apparaissent comme les autres Japonais – ce ne sont pas des saints de naissance, ils sont comme nous. Le hip hop m’a paru idéal pour transmettre cette idée. Et au cours du projet, j’ai découvert que les moines écoutaient du rap ! J’ai trouvé ça bien de le montrer, pour montrer qu’ils sont comme nous.

Si j’ai d’abord pensé à ce rappeur, Norikiyo, c’est parce qu’il se confronte vraiment frontalement à la question politique, sociale, de l’après-Fukushima au Japon. J’ai discuté avec lui, je lui ai proposé d’utiliser sa musique, et alors il m’a raconté une anecdote. Sa grand-mère était une geisha, dont le métier consistait donc notamment à jouer de la musique – il considère avoir un peu choisi le même genre de métier en devenant rappeur. Quand il a débuté, il a fait écouter sa première chanson à sa grand-mère : elle lui a immédiatement dit que ça lui évoquait un sutra bouddhiste. Je me suis dit que c’était une coïncidence de plus, et une raison de plus d’inclure du rap dans le film.

Est-ce que vous pourriez nous parler de vos futurs projets ?

Nous sommes en train de préparer la suite de Saudade, mon troisième film. Je l’ai fait juste avant le séisme, en 2011. 10 ans ont passé, la situation de la société japonaise a encore empiré, et je voudrais m’intéresser à la même région, à la même société, mais maintenant.

Tenzo, de Katsuya Tomita. Avec Chiken Kawaguchi, Shinko Kondo, Ryugyo Kurashima, Shuntou Aoyama. Sortie le 27 novembre 2019. Voir notre critique.

 

 

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