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Les plateformes internationales : la liberté laissée aux créateurs est-elle illusoire ?

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Les plateformes produisant leurs propres contenus, comme Netflix, ont depuis quelque temps l’ambition de créer des films à prétention artistique, de façon à se donner une image de concurrents potentiels du cinéma d’art et essai. Mais la liberté créative qu’elles se targuent d’autoriser aux auteurs est-elle aussi complète qu’elle le semble ? Et le modèle des plateformes ne risque-t-il pas, plus généralement, de mettre en péril la liberté artistique du cinéma plutôt que de la renforcer ?

Les plateformes de streaming, pour la partie de leur activité qui consiste à produire du contenu original, se distinguent à la fois des grands studios et du cinéma indépendant, tout en prétendant de plus en plus attirer le public de ces deux concurrents potentiels. Des grands studios, elles conservent les moyens importants – d’ailleurs certaines plateformes sont rattachées à des studios américains comme Disney+ – et l’intention de produire des contenus de divertissement de masse. Toutefois, elles en diffèrent en ce qu’elles ne dépendent pas de distributeurs ou d’exploitants extérieurs, et en ce qu’elles exploitent en permanence un catalogue très vaste, ce qui signifie que le succès individuel de chaque programme n’a qu’un impact très faible sur la stabilité financière globale de l’entreprise. A cet égard, leur mode de financement par abonnement offre à ces plateformes une sécurité dont sont bien loin de disposer les producteurs indépendants, ce qui les en distingue nettement.

Du fait du système d’accès par abonnements, les films produits par les plateformes n’ont donc pas à avoir tous, individuellement, la même exigence de rentabilité. Cette flexibilité autorise les plateformes à exploiter ce qu’il convient d’appeler “l’effet vitrine” : elles produisent des films de niche, dont elles savent qu’ils ne brilleront pas par leur succès en nombre de visionnages, mais qui ont l’avantage de constituer des vitrines susceptibles de convaincre de nouvelles catégories de consommateurs de s’abonner. C’est certainement en partie dans cette logique que Netflix a financé des films comme Roma ou The Irishman. Roma n’est pas un film grand public et ne s’adresse pas aux clients classiques de Netflix, mais il est utile à Netflix puisqu’il lui permet de se faire connaître de milieux plus cinéphiles, sans doute plus réticents à son modèle, ainsi que de se faire adouber par les institutions légitimes du cinéma (outre le Lion d’Or, quatre Oscars ont été décernés à Roma, et le prix du scénario de la Mostra a été attribué The Ballad of Buster Scruggs, des frères Cohen, film également créé par Netflix). Pour reprendre les mots de Rodolphe Casso, Netflix aujourd’hui  « peut définitivement se prévaloir d’une caution “film d’auteur” », et son image ne se limite plus à celle d’un membre éminent de l’industrie de l’entertainment. Mais ce fonctionnement favorise-t-il réellement la liberté artistique dans la production cinématographique ? 

Du point de vue de l’art et de la diversité, ce fonctionnement a des effets positifs comme des effets pervers. Certes, grâce à ce modèle, Netflix a la possibilité de laisser au réalisateur une marge de liberté qu’aucun producteur, major ou indépendant, ne lui permettrait. L’exemple typique est celui de la liberté accordée à Martin Scorsese dans la réalisation de The Irishman. Le budget du film était de 150 millions de dollars, ce qui est considérable pour ce genre de film, son format final est assez atypique puisqu’il dure 209 minutes, et Netflix a laissé au réalisateur quartier libre sur à peu près tous les plans. Pour Netflix, le film est bien davantage adressé aux consommateurs qui ne sont pas encore abonnés au service qu’à ceux qui le sont déjà, de façon à convaincre les premiers de s’abonner, même si les seconds ne propulsent pas le film au sommet des classements des programmes de la plateforme. Le film n’a donc pas d’exigence particulière en termes d’audience, mais remplit son objectif d’attirer un nouveau public. Par ailleurs, puisque les plateformes créent souvent des catalogues variés calibrés pour des audiences plus nationales que mondiales, on peut dire qu’elles stimulent la création locale et la diversité des œuvres : Roma par exemple traite d’un sujet peu commun, mais même pour des programmes destinés à un public plus large on peut notamment remarquer avec le sociologue Olivier Alexandre que « le plus gros succès de Netflix en Angleterre (Call the Midwife) n’est guère prisé de ce côté de la Manche ». Sur ce dernier point, il faudrait toutefois se poser la question de l’uniformisation culturelle des contenus, sur laquelle un prochain article se penchera…

Malgré ces quelques avantages, il ne faut pas se leurrer sur l’effet réel plus général de ce modèle sur la diversité du cinéma. Si les plateformes, au premier rang desquelles Netflix, ont la réputation de s’ingérer assez peu dans la démarche créative une fois un projet lancé, il faut noter que le mode de sélection des projets répond quant à lui à une logique bien différente. Les modes de distribution classiques du cinéma ne permettent pas une étude aussi précise et efficace de la réception des films, tandis que Netflix a la possibilité d’analyser sa demande de façon très fine. De ce fait, les plateformes ont une nette tendance à subordonner la production de contenu à la demande anticipée. Le problème avec cette démarche, c’est qu’elle entre en contradiction avec la logique classique du cinéma d’auteur, cette logique qui est justement garante de la liberté artistique : celle de la prévalence de l’offre sur la demande, qui fait que c’est la demande qui est contrainte de s’adapter à l’offre bien davantage que l’inverse. C’est cette logique qui permet de laisser à un artiste la possibilité de mener son projet à bien pourvu qu’il trouve un producteur qui y croit, sans savoir d’avance quel succès il connaîtra. C’est ainsi au prix de quelques échecs que de grandes surprises peuvent surgir, et que de grandes innovations ne sont pas étouffées dans l’œuf, comme elles le seraient si le cinéma traditionnel fonctionnait comme les plateformes internationales. Et les quelques projets des plateformes ne répondant pas à cette logique nouvelle de réponse systématique à une demande minutieusement étudiée, comme les quelques films d’auteur dont on a déjà parlé, ne constituent pas vraiment un élément significatif. Ce sont des coups de communication, rares quand on regarde leur proportion dans la production totale de Netflix notamment, et s’adressant principalement à des personnes non encore abonnées qui, pourvu qu’elles deviennent clientes, n’ont même pas besoin de réellement les voir pour satisfaire Netflix. Leur rentabilité ne dépend pas du fait qu’on les visionne, mais du fait qu’on en parle. Notons de plus que ces projets d’envergure avec une forte liberté ne sont confiés qu’à des grands noms déjà établis dans le cinéma (les frères Cohen, Scorsese…) et non à des novices, à qui le modèle traditionnel du cinéma indépendant pourrait donner leur chance mais que les plateformes contribuent bien moins à révéler. En abandonnant ce fonctionnement, les plateformes pourraient donc limiter le potentiel de création et d’innovation artistiques du cinéma.

Ce risque est d’autant plus important qu’elles représentent une menace pour le modèle traditionnel du cinéma d’auteur. Leur essor et leur intérêt récent pour ce domaine inquiète d’ailleurs le monde du cinéma indépendant, à la fois en raison de la menace que ces plateformes représentent pour le cinéma en salle, et en raison de celle qu’elles font planer sur le modèle même du cinéma d’art et essai traditionnel. A l’heure où on a accès à d’immenses catalogues depuis son salon, et si l’on n’a pas une idée précise de film à voir en salle, il est possible de préférer rester chez soi plutôt que de sortir au cinéma. Or la salle est bien le moyen privilégié de diffusion des films d’auteur : on comprend dès lors le danger que représentent les plateformes, qui risquent d’affaiblir encore le public de ce type d’oeuvres. C’est notamment en raison de cette menace que la CICAE (Confédération Internationale des Cinémas d’Art et d’Essai) a protesté en 2018 contre la possibilité de concourir laissée par le festival de Venise aux films des plateformes internationales comme Netflix alors qu’ils ne sont pas passés par les salles. 

Profitons donc de la qualité de certains des programmes des plateformes, profitons des avantages qu’elles offrent (notamment en ce qui concerne la liberté de format et le foisonnement de contenus), mais ne nous trompons pas : la révolution qu’elles représentent dans le monde du film et des séries n’est pas strictement inoffensive et remet en question certains faits établis. Il faut dès lors être lucide sur la conséquence de leur essor et chercher des solutions aux problèmes qu’elles soulèvent.

 

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