CinémaCritiques

Phantom Thread ou l’élégance à l’écran

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Un article d’Arthur Baumann et Mathieu Bonnet.

Le dernier film en date de Paul Thomas Anderson, sorti en 2017, a enregistré moins de 400 000 entrées en France mais a séduit tous les amateurs de mode et restera certainement comme un des films de référence sur ce monde si secret. 

Ce film est porté par par des acteurs principaux majestueux, à l’image de ce film. C’est d’ailleurs le dernier rôle, et peut-être l’apothéose, de la carrière de Daniel Day-Lewis qui a annoncé qu’il ne ferait plus de film après celui-là et cela fait désormais trois ans qu’il tient sa promesse et manque aux cinéphiles de tous bords. Comme toujours, étant un fervent partisan de l’Actors Studio, Daniel Day-Lewis s’est fondu dans son personnage avant le tournage :  il a suivi un an de formation à la couture avec Marc Happel, l’homme derrière les costumes du New York City Ballet. Pour interpréter le créateur Reynolds Woodcock, il a choisi un personnage sensible qui a ses obsessions et ses habitudes comme les plus grands stylistes de mode, à l’instar de Karl Lagerfeld ou John GallianoPour cette performance, Daniel Day-Lewis aurait certainement mérité une quatrième récompense aux Oscars. L’actrice principale, Vicky Krieps, développe également un jeu tout en finesse et en subtilité : son personnage tout d’abord ingénu s’affirme au fil du film en s’immisçant peu à peu dans la vie de Reynolds et prend pour lui la place qu’aucune femme n’atteignait tout en lui faisant supporter ses défauts et – par quelques procédés – rend sa présence indispensable. La relation entre les deux personnages est d’autant plus touchante qu’elle implique un couturier et le modèle qu’il a choisi pour l’inspirer. Alma est tantôt la muse de Reynolds et il s’adapte à elle, à son embonpoint, pour la rendre encore plus rayonnante mais parfois elle le dérange et est un obstacle à sa créativité…  

Phantom Thread est un film mystérieux et hypnotique, un film aux nombreuses facettes. Il s’agit en premier lieu d’une histoire d’amour unique dans l’histoire du cinéma en cela qu’il est peut-être le seul film à s’intéresser aux difficultés intrinsèques à toute relation amoureuse.  Le film scrute les tâtonnements de la relation entre Reynolds et Alma face à l’inaptitude de ce premier à renoncer à sa passion pour accorder de son temps et de son attention à quelqu’un d’autre. Détourner son regard de ses croquis et de ses robes, c’est, pour l’artiste qu’est Reynolds, à la fois le renoncement et la preuve d’altruisme ultimes et, pour le spectateur, la représentation extrême, à travers un personnage excessif, d’une difficulté majeure en amour : la nécessité de se vouer à l’autre. Ce film révèle donc ce qu’il y a d’artificiel dans le canevas typique d’un film d’amour lambda : une difficulté extérieure (des familles qui se déchirent, des tromperies, un paquebot qui coule, un tremblement de terre …) met à mal et teste la résistance d’une relation amoureuse, à n’importe quel stade de son évolution. Dans Phantom Thread, s’il y a bien une résistance, c’est des personnages eux-mêmes qu’elle émane et en particulier de la dévotion de Reynolds à son travail.  

Ce film s’ancre dans des mythes profonds sur les relations amoureuses. Tout du moins, les similitudes avec l’histoire de Tristan et Iseult sont manifestes. Dans le film comme dans le mythe littéraire, il ne s’agit pas d’établir un amour, car il existe et se reconnait déjà (la scène de coup de foudre entre Reynolds et Alma marque cette évidence et cette reconnaissance immédiate) mais bien de trouver un « lieu » pour que s’épanouisse cet amour. On retrouve également le profil de la femme au double jeu, capable avec ses “filtres” de manipuler les hommes, de les ramener sur terre. Le spectateur saura peut-être trouver dans la fin grandiose du film une certaine apologie du “filtre d’amour” et donc de la drogue, troublé par une morale qui suggère qu’au nom de l’amour, tout est permis. 

La mise en scène traduit bien la pensée ou la situation des personnages et en particulier les évènements touchant le protagoniste. Le cadrage (scène de confection de la robe à la campagne, la robe qui disparait du champ quand Reynolds demande Alma en mariage), le rythme (scène du défilé qui traduit l’excitation et la fébrilité du couturier), les lumières (plan où il regarde Alma en bas de l’escalier, pris de panique par la surprise qu’elle lui a organisée), le son (scène de petit déjeuner où les bruits des couverts sont amplifiés) illustrent à chaque fois le point de vue de Reynolds. Certaines scènes nous plongent même dans ses obsessions, névroses et angoisses comme la scène de rêve avec la mère, scène centrale ou les scènes en voiture qui traduisent une fascination pour la vitesse et le danger. Alma doit donc s’imposer dans ce monde égocentrique où rien en dehors de ce sur quoi Reynolds porte son attention n’existe. Seule la sœur de Reynolds, Cyril, parvient dès les origines à exister et à imposer sa puissance à coup de regards caméra et de plans de face. Dans le moindre champ-contrechamp, les choix de mise en scène révèlent les pensées des personnages et les rapports qui les relient. Par exemple, lorsque Reynolds confie à Cyril rêver de leur mère, un miroir dans le dos de Reynolds le dédouble, l’opacité voire la saleté du miroir exagère encore la profondeur de son trouble. Cyril intervient immédiatement et pénètre en amorce le contrechamp sur Reynolds, traduction cinématographique de sa puissance et de la dépendance du couturier. Ainsi, cette mise en scène qui, au premier visionnage, peut sembler précieuse, avec sa photographie douce et satinée, est toujours lourde de sens.  

Phantom Thread est également un éminent film de mode car il nous plonge dans la tradition de la haute couture : un créateur, visionnaire, est assisté d’une armée de couturières et crée des robes sur-mesure pour ses clientes. Comme souvent le couturier est le véritable faiseur d’offres et les clientes doivent respecter ses créations et les robes. C’est ce que souligne la scène où une de ses clientes abîme une de ses robes et qu’Alma va “sauver” la robe en l’enlevant de la cliente, trop saoule pour se rendre compte de ce qu’il lui arrive. Les robes de Reynolds Woodstock, et désormais d’Alma, sont autant d’enfants qu’ils protègent et qui hantent ce film. C’est bien ça le fil fantôme qui les relie entre eux et avec les créations de Reynolds.  

Les costumes des acteurs sont, à l’image du film, particulièrement soignés ce qui a permis à Mark Bridges, le costumier du film, de remporter un Oscar pour son travail. Les costumes sont la manifestation de l’intériorité des personnages, ils disent des choses, transmettent des informations cruciales sur Reynolds, Alma et Cyril et participent à leur construction cinématographique. La démarche de Mark Bridges, costumier de Phantom Thread et d’autres films de P.t. Anderson, est, sur ce point, passionnante. Les couleurs et les matières des costumes, douces et soyeuses, révèlent les goûts de Reynolds, ses tendances et l’idée qu’il se fait du féminin. Ainsi, une exigence que s’est imposé Bridges dans son travail a été de toujours s’effacer derrière le personnage principal. Il a dû abandonner ses propres idées et goûts pour véritablement épouser ceux de Reynolds. Ses choix étaient également guidés (voire limités) par la nécessité de toujours s’intégrer à l’univers de la fiction. Par exemple, lors de la scène du défilé, Paul Thomas Anderson souhaitait une collection printemps mais Bridges a senti que des tendances trop printanières, trop extravagantes jureraient avec le style Woodcock, riche et solennel, et la mode anglaise de l’époque. Adieu mousseline de soie et fleurs pastel, le film lui-même exigeait dentelles et lainages.  

Les costumes témoignent également de l’évolution des personnages. Alma a dû troquer rapidement son style provincial pour de la haute couture. Son désir de véritablement rencontrer Reynolds, de le rejoindre dans son monde se manifeste donc par ce changement vestimentaire. Néanmoins, Bridges précise qu’à la fin du film, une robe qu’elle porte fait directement référence à une tenue qu’elle portait plus tôt dans le film. Les costumes transmettent donc subtilement une information essentielle : Alma est parvenue à trouver Reynolds, à changer sa vie et même son art.  

Le soin qu’apporte un réalisateur aux costumes lorsque son film traite de haute couture témoigne d’un effort assidu pour construire un univers beau et cohérent et pour pénétrer les goûts et les obsessions de ses personnages. La mode au cinéma et en particulier ce chef d’œuvre de Paul Thomas Anderson, peut-être le seul réalisateur contemporain qui ne pâlirait pas dans l’ombre de Kubrick à qui il est souvent (et justement) comparé, nous rappellent donc que les choix de mise en scène, cadrage, lumière, focale et costumes, sont autant de points grammaticaux qui participent chacun à l’élaboration d’un véritable langage cinématographique. 

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