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L’armée des douze singes, ou le syndrome de Cassandre revisité

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La force de la science-fiction réside sans aucun doute dans le reflet déformant qu’elle propose de notre monde actuel et de nous-mêmes. Pourtant, paradoxalement, les grands films du genre ne vieillissent pas, en ce que leur propos est plus puissant que la simple réalisation technique. Terry Gilliam, passé maître dans l’art de questionner le spectateur sur les failles et les dangers de la société avec Brazil, revient ici avec un projet encore plus ambitieux, qui mêle voyage dans le temps, épidémie et organisation secrète. En ces temps troublés par une crise sanitaire inédite au XXIème siècle, l’Armée des douze singes, sorti en 1995, trouve un écho saisissant et réussit son pari : déranger le spectateur, semer le doute dans son esprit et l’inviter à découvrir un univers singulier, celui de son iconoclaste créateur.

Imaginez-vous envoyé de l’an 2035 dans le passé, en 1990, et annonciateur de l’extinction subite de l’humanité après une pandémie mondiale en 1996. Personne ne vous croirait, à tort, et vous finiriez sans doute dans un asile de fous. C’est précisément ce qui arrive à notre protagoniste principal, James Cole, qui devient de ce fait l’incarnation moderne du fameux mythe de Cassandre. Résumer le long-métrage du réalisateur britannique sans rien révéler n’est pas chose aisée, tant le processus narratif est sinueux et tend à perdre le spectateur pour mieux le ressaisir à la fin. Mais tâchons de poser un cadre à l’intrigue : ravagée par ladite pandémie de 1996, la Terre est devenue possession des animaux et les derniers rescapés humains sont relégués sous terre où ils s’évertuent à trouver la cause originelle du virus en envoyant des prisonniers dans le passé. James Cole, interprété par Bruce Willis, est l’un d’eux et va faire la rencontre, dans l’hôpital psychiatrique où il est interné à Baltimore, des deux autres personnages majeurs du film : Jeffrey Goines (Brad Pitt), visiblement fou et fils d’un éminent docteur, et Kathryn Reilly (Madeleine Stowe), médecin psychiatre chargée de Cole.

Incarnés à la perfection – mention spéciale à la performance de Brad Pitt qui, quelque mois après Se7en et Entretien avec un vampire explore un nouveau registre – ces personnages donnent corps au propos du réalisateur. L’ancien Monty Python témoigne à travers eux de son amour pour la marginalité, fil conducteur de sa filmographie qui atteint sans doute son acmé dans sa « trilogie orwellienne » (Brazil, L’armée des douze singes et Zero Théorème). La folie, la perte de repères et le désemparement caractérisent alternativement chacun de nos personnages, qui s’efforcent tant bien que mal de continuer leurs quêtes respectives, en dépit d’un environnement parfois hostile. Gilliam s’amuse dans ce film, il prend un malin plaisir à jouer avec les nerfs du spectateur en utilisant le large spectre de la temporalité, outil classique du genre science fictionnel mais ici sublimé par la caractérisation des personnages, qui lui permet même d’effleurer la thématique nietzschéenne de l’éternel retour. Mais ce film est également l’occasion pour notre artiste d’évoquer en sous-texte des thématiques plus générales – anticonsumérisme, antispécisme – qui se manifestent subtilement au cours de l’intrigue.

Attardons-nous désormais sur un des vecteurs principaux d’originalité du cinéma de Gilliam : sa réalisation travaillée et personnelle qui s’affranchit des carcans traditionnels du genre. L’armée des douze singes est empreinte d’un élan visuel propre à son auteur, qui s’attache à proposer sa vision des choses à travers la caméra. Pour développer ces considérations esthétiques, il convient de saisir les gimmicks filmiques du réalisateur : des angles soigneusement choisis, une photographie élaborée qui reste malgré tout assez caractéristique du cinéma des années 90, des décors rétro-futuristes travaillés et un montage rythmé qui sert le propos du film. Ces éléments sont fondamentaux dans la mise en forme et la mise en scène d’un long-métrage qui s’inscrit dans la droite lignée de Brazil et scelle l’identité visuelle de l’artiste britannique.

En revisitant librement La jetée de Chris Marker – film-concept français qui soulève déjà assez pertinemment les enjeux temporels que l’on retrouve dans le métrage de Gilliam – le cinéaste britannique signe avec L’armée des douze singes sans doute l’un de ses chefs-d’œuvre. Pour sa profonde originalité et sa volonté délibérée de casser les codes, évidemment, mais surtout parce que ce film ressemble à son auteur, dans son extravagance et sa marginalité. L’œuvre de Terry Gilliam dégage une puissance certaine, en ce qu’il pousse le sujet dans les retranchements de sa conscience et interroge sa capacité à changer un univers qui lui paraît immuable. C’est peut-être cela aussi qui fait le sel des grands films.

“You’re right. I am mentally ill.”

 

Disponible sur Prime Video.

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