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Le salaire de la peur, odyssée du désespoir

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Nous vivons une période particulière : des milliers de personnes continuent de travailler au péril de leur vie, parfois pour de modestes salaires. Un titre aussi peu réjouissant fait donc tristement écho à cette actualité maussade et vous aura peut-être déjà rebuté. Et pourtant, c’est sans doute le meilleur moment, en plein cœur d’un morne automne, pour se plonger dans l’un des monuments de notre cinéma. Le long-métrage d’Henri-Georges Clouzot est sublime, engagé, exaltant mais surtout, il ouvre la porte vers une Amérique centrale lointaine, dans l’espace et dans le temps, et apporte ainsi la dose d’évasion qui nous manque cruellement en ce moment. Focus.

Echoués dans la petite bourgade de Las Piedras, nos quatre protagonistes subissent leurs existences. Frappés en permanence à la fois par un soleil de plomb et une misère brutale, les habitants de ce village d’Amérique ne rêvent que d’ailleurs et surtout, d’argent. C’est ce dernier élément qui va sortir nos héros de leur torpeur, lorsqu’un incendie détruit le puits de pétrole qui assurait les revenus de la population locale. La proposition du riche propriétaire pétrolier, incarnation de l’avide américain paternaliste, séduit nos Européens désabusés : transporter quatre cent kilos de nitroglycérine en camion sur un chemin escarpé pour éteindre le feu.

Le cadre alors posé, il faut admettre que l’intrigue est relativement simpliste. Procédé scénaristique classique, ayant accouché par ailleurs de chef d’œuvres à l’instar de Mad Max Fury Road, le schéma « parcours d’un point A à un point B pour livrer un objet » sert ici parfaitement un aspect beaucoup plus travaillé par Clouzot, René Wheeler et Jérôme Geronimi : le développement de personnages. Souvent négligé lorsque le script s’éparpille en une multitude de sous-intrigues peu pertinentes, ce processus constitue l’élément essentiel du film. Chaque personnage possède une personnalité complexe, des traits de caractère travaillés qui décuplent le phénomène d’identification et d’immersion du spectateur. Et le tout est servi par une distribution exceptionnelle, d’Yves Montand à Vera Clouzot, qui n’est jamais dans la performance pure mais qui s’évertue à donner corps aux protagonistes tout en se permettant de légers écarts qui font le sel des grands films.

Mais ce qui fait de ce film un chef-d’œuvre de Clouzot, c’est la tension qu’il parvient à installer progressivement au fil de l’intrigue. Cinéaste hors pair, il tire profit au maximum des richesses géographiques de la Camargue, où le film fut tourné, pour instituer un vertige qui saisit le spectateur à chaque obstacle rencontré par nos aventureux personnages. L’alternance entre les plans serrés sur les visages crispés de ces derniers et les plans larges où l’on découvre les immenses difficultés auxquelles ils devront faire face ne cesse de créer de l’incertitude, du danger. Le spectateur est alors embarqué comme cinquième membre du convoi dans cette odyssée désespérée, où il se retrouve poussé dans ses retranchements les plus profonds.

Enfin, les adeptes du cinéma engagé noteront que le réalisateur émet ici un regard critique sur les dérives de l’impérialisme nord-américain de son époque et se sert alors de son récit pour laisser transparaître des idées qui lui sont chères, notamment sur l’arrogance de l’homme occidental qui dénote au sein du village au début du film. Il offre ainsi une portée politique à une œuvre qui, si elle n’en avait pas besoin, accède encore à une autre catégorie de films.

Alors, néophytes ou amateurs de Clouzot, si vous voulez découvrir l’un des plus grands cinéastes de notre patrimoine, suivre un film français de 2h30 en noir et blanc où l’on ne s’ennuie pas un instant, Le salaire de la peur est fait pour vous ! N’hésitez plus, il est disponible sur OCS !

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